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des anciens élèves morts en 1914-1918
.... Je
regardais la plaine. Horreur nouvelle, pire : la plaine
était bleue. La plaine était couverte des nôtres,
mitraillés, butés le visage en terre, les fesses en
l’air, indécents, grotesques comme des pantins, pitoyables
comme des hommes, hélas ! Des champs de héros, des chargements
pour les nocturnes tombereaux…
Une
voix, dans les rangs, formula cette pensée que nous
taisions : « Qu’est-ce qu’ils ont pris !
» qui eut en nous ce retentissement
profond : « Qu’est-ce que nous allons prendre
! »
Aucune
vie, aucune lumière, aucune couleur n’accrochait le
regard et ne distrayait l’esprit. Il fallait suivre
la tranchée y chercher les cadavres, au moins pour les
éviter. Je constatai qu’on ne distinguait plus les vivants
des morts. Nous avions rencontré quelques soldats
immobiles, accoudés au parapet, que j’avais pris pour
des veilleurs. Je vis qu’ils étaient tués également
et qu’une légère inclinaison les avait maintenus droits
contre le talus de la tranchée.
J’aperçus
de loin le profil d’un petit homme barbu et chauve assis
sur la banquette de tir, qui semblait rire. C’était
le premier visage détendu, réconfortant que nous rencontrions,
et j’allais vers lui avec reconnaissance, me demandant
: « Qu’a-t-il à rire de la sorte ? » Il
riait d’être mort ! Il avait la tête tranchée très nettement
par le milieu. En le dépassant, je découvris, avec un
mouvement de recul, qu’il manquait la moitié de ce visage
hilare, l’autre profil. La tête était complètement vide.
La cervelle, qui avait roulé d’un bloc, était posée
bien proprement à coté de lui – comme une pièce chez
un tripier – près de sa main qui la désignait. Ce mort
nous faisait une farce macabre. De là, peut-être, son
rire posthume. Cette farce atteignit au comble de l’horreur
lorsqu’un des nôtres poussa un cri étranglé et nous
bouscula sauvagement pour fuir.
«
Qu’est-ce qui te prend ? «
Je crois que c’est… mon frère ! » …
«
LA PEUR » de Gabriel Chevallier
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